La Clairière des Matriarches

Vous approchez prudemment en traversant le champ de hautes herbes dorées. La sorcière blanche vous suit de près. Vous ne parlez pas. Seul le rythme du bruissement de l’herbe sous vos pieds peut s’entendre. Vous vous remémorez un souvenir qui vous rappelle que parfois, on a beau évoluer dans un décor magnifique, une ambiance pesante nous oppresse le cœur. La chaleur du soleil, la caresse d’une douce brise sur la peau, ne servent qu’à couvrir l’odeur de l’enfer qui s’immisce insidieusement. Le temps semble s’arrêter pour nous convaincre que, malgré le chagrin et la peur, le tragique dissimule toujours un fond de poésie bucolique. Vous arrivez enfin sous cette arche naturelle composée du feuillage des arbres qui se sont courbés juste pour vous. Vous apercevez la clairière. La mare est vide. Plus aucune grenouille n’y chante. Plus aucune magie enchanteresse n’anime ce lieu… Juste le reflet d’un soleil bien trop brillant qui surexpose cet endroit qui semble mort…

Vous vous arrêtez devant cette étendue d’eau sur laquelle flottent quelques nénuphars en fleurs. Mille questions vous traversent l’esprit. La sorcière blanche balaye les lieux du regard :

“- Quoi, c’est tout ? C’est ça la clairière des matriarches ? Tout ça pour ça ?”

Vous décidez d’avancer un peu car vous savez que cet endroit ne se limite pas à cette petite mare. 

“- Je connais bien la légende des matriarches. Vincenzo nous l’a déjà expliquée. Elles ne peuvent quitter ce lieux que pendant les nuits de pleine lune. Elles sont forcément ici.

– Oh, pardonnez-moi sherlock, vous répond la sorcière blanche. Je n’ai jamais pu entrer ici mais je connais l’histoire aussi. Je vous rappelle que c’est ma meilleure amie, Octavia, qui les a changées en grenouilles.

– Ne le prenez pas comme ça, je ne disais rien de mal.

– Oui, je sais. Pardonnez ma réaction. C’est juste que vous, les mortels, vous êtes bien trop souvent suffisants, sûrs de vous et de votre savoir si prétentieux. Toujours de bons conseils sur des sujets que vous ne maîtrisez pas. Si quelqu’un vous dit qu’il est malade, vous aurez toujours un remède de grand-mère à lui sortir. Si quelqu’un est dans une passe difficile, vous serez là pour lui dire juste “courage”. Vous êtes gentils, et je crois en votre potentiel, vraiment, plus qu’Octavia d’ailleurs. Mais vous êtes si fragiles et maladroits lorsque vous voulez bien faire. Vous manquez de recul et de concentration dans ce que vous dîtes et ce que vous faites pour les autres. C’est juste un souci de mesure finalement, ce n’est pas si grave, mais un peu agaçant pour nous parfois.

– Chut !

– Pardon ? S’indigne la sorcière blanche. Vous me dîtes chut ? Je ne me chuterai pas !

– Je n’ai rien dit, ce n’est pas moi, répondez-vous.

– Chut ! Taisez-vous ! Partez vite !”

Vous comprenez toutes les deux que la voix surgit d’un peu plus loin. Vous tournez la tête dans la même direction et apercevez une grenouille, cachée près d’un arbre. Elle semble terrifiée. Elle vous somme de quitter ce lieu.

 

Tandis que vous approchez lentement vers elle, elle vous fait signe de rebrousser chemin.

“- Pitié ! Partez ! Ils vont vous tuer si vous restez !

– Tu es Zouné, n’est-ce pas ? Vérifie la sorcière blanche. 

– Oui, répond la grenouille d’un air confus, c’est bien moi.

– Que se passe t-il ici Zouné?

– Je suis désolée, sanglote t-elle. Les choses ne devaient pas se passer ainsi. Je vous en prie, pardonnez-moi…

– De quoi parle-tu ? Explique nous ! Insiste la sorcière blanche.”

Un peu plus loin, derrière vous, une voix grasse et masculine résonne :

“- Messieurs ! Le dessert est arrivé !”

Vous vous retournez. Vous découvrez, non loin de là, un portail magique ouvert duquel viennent de surgir quelques gobelins escortant un gros crapaud antipathique.

Des filets de bave visqueuse dégoulinent de sa bouche. La sorcière blanche fronce les sourcils :

“- Comment avez-vous réussi à venir jusqu’ici ? Qu’avez-vous fait aux grenouilles ?”

Le gobelin de droite désigne un endroit avec sa main griffue. Vous regardez dans cette direction et apercevez les consœurs de Zouné. Elles sont inconscientes, étendues non loin de là, portant des blessures de combat. Elles semblent avoir été laissées pour mortes.

Le crapaud écœurant sourit et lance de sa voix grasse et rauque à la fois :

– Zouné ! Ma chérie. Pourquoi tu ne racontes pas à la dame comment tu m’as obtenu un pass astral pour me faire venir en douce jusqu’ici ? Et dis-lui aussi comment, par amour pour moi, tu m’as laissé assassiner tes copines ? 

Vous êtes abasourdi(e) par ces révélations. La sorcière prend un air surpris et se tourne vers Zouné pour lui lancer un regard de profonde déception. Le crapaud renchérit :

– Vous arrivez trop tard. Elles sont mortes. Oh, si ça peut vous rassurer un peu, elles se sont bien défendues. Rinette a donné du fil à retordre à mes gobelins. Elle était vaillante, surtout pour défendre Anoushka. Mais ça n’a pas suffit. Cependant, c’était assez drôle. j’aime jouer avec ma nourriture. Mais je ne les ai pas mangées pour le moment. Je connais d’autres personnes qui n’attendent que ça : savourer avec moi de bonnes cuisses de grenouilles.”

La sorcière blanche soupire en levant les yeux au ciel, puis vous regarde :

“- Il parle beaucoup non ? C’est très long.”

Le crapaud s’indigne :

“- Ne m’interrompt pas, sorcière !

– Oh, écrase un peu, rétorque la sorcière. Dans un instant, tu feras moins le malin.”

Le portail magique se ferme brusquement sous les cris de stupeur des quelques gobelins. Plus loin, on entend le bruissement des herbes, le craquement des brindilles sèches, des pas lourds. L’ours bleu apparaît, comme tiré d’un long sommeil. Sur son passage, des fleurs multicolores se sont mises à pousser. On perçoit dans son attitude un mélange de contemplation et de sagesse. Il fixe la sorcière blanche, puis son regard se pose sur vous. Vous ressentez tout ce que ses yeux vous transmettent naturellement : une certaine reconnaissance d’avoir osé venir jusqu’ici pour vivre cette aventure. Mais vous discernez également toute cette tristesse qui émane de lui, comme s’il savait déjà tout ce qui s’était passé ici, et comme s’il connaissait déjà la suite des évènements.

Le crapaud et ses gobelins se retournent et sont immédiatement captivés par le regard de l’ours bleu. Leurs yeux se figent et les corps se crispent. L’ours les contemple sans bouger, fixement, avec une singulière intensité. 

Vous sentez l’air s’alourdir autour de vous, comme si tous les éléments qui vous entouraient ne faisaient plus qu’un. Comme si vous pouviez percevoir le souffle silencieux de l’ours et les battements du cœur de la terre sous vos pieds. Les corps des créatures ennemies commencent alors à suinter. Vous les entendez pousser des gémissements, des grognements, comme si leurs âmes tentaient de s’extirper de leur prison de chair. La sorcière blanche s’approche et pose ses mains sur vos épaules pour vous rassurer. Devant vous, les monstres commencent à se dissoudre lentement.

Dans un ultime grondement viscéral, les corps dégoulinent et s’écroulent en une flaque argileuse.

La sorcière vous murmure :

“- La terre s’en gorgera peu à peu pour faire pousser de jolies fleurs sauvages à la place de ces assassins. Tout est une question de transformation d’énergie. Rien n’est insurmontable.”

Vous ne savez plus réellement quoi penser de ce que vous venez de vivre. L’ours bleu baisse les yeux, triste. La sorcière blanche tourne la tête :

“- L’heure est venue de t’expliquer Zouné.”

Vous vous retournez et constatez ensemble que Zouné n’est plus là. Vous regardez sur votre droite et apercevez la grenouille au loin, traversant l’entrée secrète de la clairière pour s’engouffrer dans le champs d’herbes hautes.

La sorcière affiche une moue résignée :

“- Ok, elle s’est enfuie.

– Et vous allez la laisser s’en tirer comme ça ? Dîtes-vous, un peu indigné(e).”

La sorcière vous sourit et se dirige vers les corps des quatre grenouilles inertes en disant :

“- Non seulement vous êtes dans la forêt magique, mais qui plus est dans la clairière des matriarches. Soyez assurée qu’en ces lieux, chacun obtient le sort qu’il mérite. Plus que les dieux, la nature toute entière a les yeux partout. Elle n’ira pas bien loin, rassurez-vous.”

Zouné saute, encore, encore, encore, toujours plus haut, toujours plus loin, toujours plus vite. Elle veut s’enfuir loin d’ici pour échapper à son sort. Mais, en parlant de sort, la panique semble lui avoir fait oublier la principale contrainte qui la liait à la clairière avec les autres grenouilles. Impossible de quitter cet endroit autrement que par le pouvoir de la pleine lune. La pleine lune leur redonnait leur apparence humaine et la porte s’ouvrait. Seulement à cet instant précis, elles avaient le pouvoir de sortir de leur cachette pour parcourir la forêt magique. Nous étions en pleine journée, et certainement pas en période de pleine lune. Zouné, essouflée, fit encore un saut, deux, et pouf ! Elle explosa dans un claquement visqueux de viscères et de sang, teignant les hautes herbes dorées de rouge. 

Elle avait trahi les gens qui l’aimaient, elle était morte seule, d’une mort insignifiante. Son sang donnerait naissance à quelques nouvelles herbes rougeâtres, seul vestige de son passage en ce monde. De jolies herbes néanmoins, rares, comme l’amour éphémère et probablement sincère qu’elle avait pu offrir à ces lieux le temps d’un cycle plus ou moins long. Jusqu’à la saison suivante, qui effacerait peu à peu toute trace de son existence dans la forêt magique. L’automne estomperait les couleurs, l’hiver les effacerait… Puis un printemps nouveau arriverait, faisant pousser de nouvelles herbes, qui n’existent probablement pas encore et qui, à leur tour, nourriront cet écosystème de leurs bons sentiments… C’est à espérer…

Les pas de la sorcière s’arrêtent près des corps. Elle s’accroupit. Vous êtes à ses côtés, debout. Vous avez les larmes aux yeux. La sorcière lève la tête vers vous d’un air désolé :

“- Elles sont réellement mortes.”

Une larme perle sur votre joue, pour glisser de votre visage et s’écraser plus bas, sur l’herbe. Vous craquez. Vous fondez en larmes. La sorcière observe les alentours d’un œil halluciné, puis se redresse en regardant l’ours bleu qui se trouve derrière vous :

“- Ils ont le don…”

Vous ne comprenez pas ces paroles et son attitude vous calme un peu dans vos pleurs. Vous les observez, puis suivez leur regard jusqu’à vos pieds. En quelques secondes, vos larmes ont été comme absorbées par le sol et ont donné naissance à des petits bourgeons qui font éclore de magnifiques roses blanches auprès des corps inertes. 

La sorcière vous prend dans ses bras pour vous réconforter, puis vous chuchote :

“- Vous avez un don inestimable chers amis. Entendez moi, vous tous qui vivez ces instants avec nous à travers les yeux de ce personnage. Dame Géraldine, dans la dimension mortelle, écoutez-moi. Vous êtes la voix qui mène cette armée de bonnes âmes pour nous aider à résoudre ces drames. Une seule personne peut entrer en connexion profonde avec l’ours bleu et ressusciter nos amies. C’est Octavia. J’ai besoin que vous pensiez très fort à elle. Vincenzo a subi des répercussions suite au déséquilibre qui a perturbé notre monde. Une bande de gobelins malfaisants, gouvernés par un troll, ont franchi votre dimension il y a déjà plusieurs mois. Ils ont emprunté de vieux costumes d’humains abîmés et sont allés le harceler pour le faire sombrer. Il a pensé au pire vous savez, plusieurs fois. Le soucis des gens mauvais est qu’ils ignorent tout de la sensibilité profonde des personnes à qui ils s’en prennent. Dans son combat pour survivre à tout ça, il a voulu protéger Octavia et l’a renvoyée dans la forêt magique. Depuis, elle demeure introuvable chez vous, mais ici également. Nous sommes tous affectés. La dernière chose que nous ayons d’elle, c’est cette vidéo.”

“Vincenzo a fini par surmonter tout ça, a renvoyé ces monstres en enfer, mais pour autant, il n’a jamais eu à cœur de faire revenir Octavia à ses côtés. Elle serait pourtant la seule à pouvoir faire quelque chose. Je sais que Vincenzo est en train de vous observer, de vous écouter. Son cœur est si blessé, il ne sait plus vraiment comment aimer les gens sans souffrir. Trop de trahisons, trop de déceptions, de coups bas, de blessures… Il s’est isolé depuis ces quelques mois et ne communique plus vraiment. J’ai besoin que vous discutiez entre vous, ici et maintenant, en racontant tour à tour (selon le nombre de volontaire) votre plus beau moment avec Octavia et ce qu’elle a pu vous apporter de bien. À la fin de cette étape, demandez à Vincenzo, à travers Dame Géraldine de bien vouloir ramener Octavia auprès de nous… Merci infiniment…”

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